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re Ficies 11072 onvubus Lie ;
Nec diwersa ltunen ! qualent decel eSfSe JOTOrUUL
vide meta Lez.
ESSAI
SUR
LA PEINTURE,
LA SCULPTURE,
ET
L'ARCHITECTURE.
Facies non omnibus una,
Nec diverfa tamen : qualem decet effe fororum.
OviD. Metam, Le 2e
ee es
AVERTISSEMENT.
UAND j'ai commencé ce pétit
Ouvrage , je n’avois que l'in
tention de lui donner la forme d’une
Lettre. Je voulois fimplement répon-
dre aux queftions d’un ami * de
diftinétion qui m'en avoit preflé ;
mais infenfiblement l'Ouvrage s'étant
beaucoup étendu , j'ai cru devoir
lui donner une autre forme, fous le
titre d'Éffa. Effeétivement on ne
peut guères le qualifier autrement ,
& encore cet Effai eft-il bien fuper-
ficiel , puifque je n’ai fait qu’effleurer
des matières qui demanderoient bien
plus de difcuflion : mais peu de talent,
* M. de Sainte Palaye de l’Académie Royale des
Infcriptions & Belles-Lettres.
A
ÿ AVERTISSEMENT.
nulle pratique, beaucoup d’inclina-
tion pour cette vie qu Horace carac-
térife fi bien dans une de fes Saty-
res *, ne mont pas permis d'aller
plus loin, Un grand loifir, & peut-
être quelque goût naturel , aidé par
les circonftances, m'ont feulement
mis à portée de m'occuper quelque-
fois de ce qui concerne les beaux
Arts. Je demande donc à ceux qui me
lront , fi je puis me flatter d’être Iù ,
un peu d'indulgence pour cette foible
produétion , enfaveur des motifs qui
me l'ont fait entreprendre.
J'ai voulu prouver dans cet écrit,
qu'avec quelques difpofitions natu-
relles , aidées d'une bonne éducation,
* Nunc fomno & inertibus horis
Ducere follicitæ jucunda oblivia vitæ.
Satyr, 6. L, 2.
AVERTISSEMENT. tj
on pouvoit acquérir bien des lumiè-
res, fur-tout en s'appliquant ; en
réfléchiffant , en comparant. Je m’ef:
timerois trop heureux ; fi mon eflai
pouvoit produire cet effet fur quel-
ques-uns de mes Leéteurs, & les en:
courager à fuivre les routes que jé
n'ai fait qu'indiquer. Ce feroit leur
procurer de nouveaux plaifirs, plus
honnêtes fans doute que beaucoup
d’autres , & peut-être aufli amufants:
C’eft dans cette vûe, que j'aifeintdans
mon Ouvrage des promenades, & des
converfations avec un ami fenfible &
homme d’efprit : c’eft un éxemple que
je donne ; on peut le fuivre, il ne
peut qu'intéreffer, flatter l'ämout pto+
pre , & être de quelque utilité.
Je n’en dirai pas d'avantage à ce
fujet. Quelques amis m'ont fouvent
À ij
iy AVERTISSEMENT.
répété,que quelquefois je parlois trop
peu, & d'autrefois trop longuement
fur ces matières. A l'égard du premier
reproche , je crois ne devoir pas m'en
juftifier : mais ne pourrois-je pas ré-
pondre au fecond , que l'on eft aïfé-
ment prolixe quand on parle de ce
qu'on aime , & qu'il eft bien rare de
ne pas ennuier ceux qui n'ont pas les
mêmes inclinations que nous.
Si, entre les Artiftes qui verront
cette ébauche , quelques-uns d'eux
penfent que j'ai eu tort d'écrire fur
des Arts que je n’ai point pratiqués ; *
(outre qu’heureufement je ne fuis
pas le feul) je puis leur répondre,
qu’ils feroient fort à plaindre, s’il n’é-
toit permis qu’à leurs Confrères de s’y
* Nous avons fur ces matières plufieurs excellens
Ouvrages : leurs Auteurs n'étoient point Artites.
ee
AVERTISSEMENT. v
connoiître & d’en parler : fouvent
leurs Ouvrages ne feroient peut-être
pas aflez loués à leur gré. Ceux qui
courent la même carrière font pref-
que toujours rivaux , & fouvent ri-
vaux jaloux. Je ne fuis pas dans le
cas, & j'ai toujours fait un de mes
plus chers plaifirs de voir , d'admirer ,
de louer les Ouvrages & les talens de
ceux d’entre nos plus célébres Artiftes
que j'ai eu l'avantage de connoître.
On pourra peut-être dire encore ,
après la leéture de cet Eflai, qu'on
n'y trouve rien de neuf, & qui même
n'ait été imprimé plufieurs fois ; j'en
conviendrai fans peine : mais, outre
que les mêmes matières y paroiflent
fous un autre forme , mon Ecrit a du
moins le petit mérite de raflembler
bien des chofes éparfes ailleurs. Par-là
À ü
,
v) AVERTISSEMENT.
j'épargne la peine de les chercher où
elles font. Du refte, je n'ai pas pré-
tendu écrire pour ceux qui font déja
connoiffeurs , mais pour ceux qui
veulent le devenir.
Fungar vice cotis, acutum
Reddere quæ ferrum valet, exfors ipfa fecandi.
HoRrAT. Art. Porc,
FI : A se SR
N
RS Pons
Poor Doi FPS
MN ee
SUR
LA. PEINTURE,
LA SCULPTURE,
ET
L'ARCHITECTURE
La Peinture.
REA ENTENS tous les jours dire
D à * dans le Monde, même à des
7e gens d'efprit, qu'ils ne fe
connolifent point en Peinture : j'avouè
que ce difcours fouvent répété m'a four
vent impatienté. Ceux qui tiennent cé
À 1v
8 Es S AT
Jangage font de plufeurs efpéces. Les
uns l'affeétent par je ne fçais quel orgueil
fecret, fort mal-entendu fans doute , &
comme pour fe vanter de leur ignorance;
& voici ce que cela fignifie (‘ils n’ofent
Je dire , mais c’eft comme s’ils le difoient }
Je fuis un homme d’efprit, qui ne me [uis
Jamais amufé de ces bapatelles , Je me
fuis occupé de chofes plus importantes.
D'autres , encore plus ridicules , difent à
peu près la même chofe, mais voici ce
qu’ils veulent faire entendre : Je fuis ur
homme de plaïffr , un homme élégant ,
un vyoluptueux , un homme à bonne for-
gune , trop aimable , trop recherché pour
avoir eu le loifir de penfèr a ce qu’on
appelle Beaux Ârts, Sciences 6: autres
misères ennuieufes &@ périr. pour gens de
mon efpéce. D'autres plus eftimables ,
qui n'ont que du bon Sens, & à qui des
circonfltances, ou des occupations forcées
ont enlevé la meilleure partie de leur
SUR LA PEINTURE. 9
tems , avouent de bonne foi, que ne s’é-
tant jamais appliqués aux chofes de goût,
ils n’en ont aucune connoiffance. C’eft à
ces gens que je voudrois parler, & je les
en crois dignes. Voici à peu près ce que
jé pourrois leur dire : Vous êtes hommes
de bon Sens & de bon efprit, il ne vous
manque qu’un peu de réflexion & d'ap-
plication, pour devenir ce qu’on appelle
Connoiffeur : & pour gagner du tems, j'i-
rois tout d’un coup aux éxemples. Quand
vous regardez un Tableau, leur dirois-je,
ne faites pas comme ceux qui ont des
yeux & qui ne volent rien, qui regar-
dent fans rien appercevoir. Si c’eft un
Tableau d'Hiftoire , éxaminez fi le Pein-
tre a bien rendu l’a&ion qu'il a voulu
repréfenter. Ceci demande quelque ex-
plication, la voici : Quand le Tableau
repréfente un événement trifte, fi l’at-
titude , fi-l’expreflion répandue fur les
vifages des Figures qui entrent dans fa
Le) Essart
compofition , annonce de la triftefle ; fi
vous en reflentez vous-même en le re-
gardant, foiez für que ce Tableau a déja
un des principaux mérites que ces fortes
d'ouvrages doivent avoir. Si c'eft an fu+
jet gai, & qu'il excite en vous un fenti-
ment de gaieté, portéz-en le tême juge+
ment : il en eft ainfi de tous les autres
genres. Si c'éft un Païfage, vous avéz été
à la Campagne, ajouterois-je, vous vous
ÿ êtes promené ; il n'eft pas qué vous
n’aiez rencontré quelquefois dés endroits
qui vous aient paru agréables, où vous
vous foiez arrèté quelques momeñs avec
plaifir , & où même vous aiez defiré
d’avoir une habitation que la folitude ,
l'air champêtre , le coup d'œil de la Na-
ture rendroient aimable. Si le Tableau
vous rappelle ces idées , prononcez har-
diment ; voilà un beau Tableau. Il en eft
de même de ceux qui repréfentent les
Saïfons , les Marines , les Naufrages , les
sUR LA PEINTURE. 11
Déferts : en un mot, tous ceux qui rendent
la Nature comme vous l'avez vüe, &
comme elle eft, font de bons Tableaux
en ce genre.
Pour les Portraits , tout le monde peut
fe connoître à la reflemblance , hors
quelques efprits bourrus , qui pour faire
les grands connoiffeurs , affeétent de ne
pas trouver reflemblans ceux qui le font
le plus. A l'égard des accompagnemens
d’un Portrait, comme les draperies, les
attitudes , la couleur , la touche ; ce font
des chofes qui demandent un peu plus de
réflexion & de connoiffance , mais qui
ne font pas fi difficiles à acquérir que la
plupart des gens fe Fimaginent. Reve-
nons aux Tableaux d'Hiftoire dont je me
fuis trop écarté, & trop tôt.
Quel eft l’homme d'efprit, pour peu
qu’il foit fenfible , qui ne fe fente extrè-
mement affeté, quand:1l voudra regarder
avec attention le beau Tableau où feu
x2 Essai
M. Antoine Coypel* , premier Peintre du
Roi, a repréfenté le Sacrifice de lephté ?
Qui n’éprouvera les mêmes fentimens à
Ja vûe du Sacrifice d'Iphigénie peint par
M. Charles Coypel , digne fils du précé-
dent, & qui remplit fi bien aujourd’hui
la même place **? Ce font à peu près les
mêmes fujets ; mais quelle variété dans
la compofition, dans les attitudes, & dans
les exprefions ! Que d’efprit, que de no-
bleffe , que de fineffe & d'élégance ! Ceux
qui ne feront pas touchés vivement à la
vûe de ces chefs-d’œuvre, font des gens
qu'il faut laifler [à , fans leur parler de ces
fortes de chofes : on ne parviendroit
jamais à leur en faire fentir les beautés.
Je pourrois citer plufieurs autres ou-
* Antoine Coypel , né à Paris en 1666. mort en 1722. fils
de Noël Coypel, né en 1628. à Paris , mort en 1707. frere
de Noël Nicolas Coypel , né à Paris en 1692. & mort en
1737. & pere de Charles Coypel, aujourd’hui vivant. (1751)
** Le Sacrifice de Jephré, par Antoine Coypel , a été gravé
par Duchange , excellent Graveur de l'Académie. Celui d’I-
phigénie, par M. Charles Coypel , n'a pas été gravé & mé
xiteroit bien de l'être,
SUR LA PEINTURE. 13
vrages de ces deux habiles Maîtres , fur
lefquels il n’y auroit que les mêmes élo-
ges à répéter. Le précepte d'Horace,
Si vis me flere , dolendum eft
Primüm ipf tibi, rt. Poet.
peut être appliqué aux Peintres , aux
Poëtes , aux Auteurs de Piéces de Théà-
tre, aux Aéteurs qui les jouent, & aux
Orateurs : mais pour le bien fentir, &
pour l’obferver dans toute fon étendue ,
il faut pofléder les qualités réunies dans
les deux hommes de mérite dont je viens
de parler. Heureufement nous avons au-
jourd’hui dans nos différentes Académies,
plufeurs hommes de ce genre: profitons-
en, emploions-les, & fentons les belles
chofes qu’ils font capables de produire.
Ce que je vais raconter , prouvera en
partie ce que j'ofe avancer ici, & fervira
à mener au but que je me fuis propofé,
& que je propole aux autres,
4 É suSLA i
Yétois un jour dans les grands appartés
mens du Château de Verfailles avec un
ami, homime de beaucoup d’efprit ; qui
devoit tout à la Nature, & à qui différen-
tes occupations navoient pas laiflé le
tems de s'appliquer à ce qui regarde les
Sciences & les beaux Arts. Je lui avois
toujours connu affez de fenfibilité & de
fineffe dans l’efprit, pour m'être pérfuadé,
qu’il eût pénétré plus que perfonne dans
ce qu’on appelle les myftères de l'Art , f
fon genre de vie lui avoit permis de s’y
appliquer. Je voulus me procurer le plai-
fix d’effaier , fi je ne pourrois pas parvenir
à lui en donner quelques idées: Nous
avions du loifir , labfence de la Cour
nous laïfloit prefque en folitude ; il faifoit
le plus beau tems du monde, le jour étoit
clair & ferein. Je m'arrêtai à deflein de-
vant le magnifique Tableau de la famille
de Darius par M. Le Brun *, & voici à
® Charles Le Brun ; né à Paris en 1619, mort en 16904
SUR LA PEINTURE. 1$
peu près ce que je dis à cet ami que je
voulois mettre en voie de s’inftruire,
Regardez , je vous prie, avec atten-
tion ce Tableau : il y a long-tems que
vous le connoiffez, mais obligé de pañler
ici rapidement pour aller vacquer à vos
affaires, peut-être ne vous y êtes-vous
jamais arrêté aflés long-tems pour le
bien éxaminer , & pour en fentir toutes
les beautés. Arrêtons-nous-y , puifque
nous en avons le tems, & je fuis perfuadé
que vous n’y aurez pas regret. [l repré-
fente, comme vous voiez, le moment
où Alexandre , après avoir mis en fuite
Darius & fon armée , entre dans la tente
où la famille de ce malheureux Prince
s'étoit retirée.
Remarquez, que la premiere Figure qui
attire les regards, eft celle d'Alexandre.
Cela devoit être ainfi , puifque ce Prince
eft le principal perfonnage de cette Scène
intéreffante : 1l fe diftingue encore par la
+6 Essaix
beatité de fon vifage ; & par la magnifi-
cence de fon armure ; on voit tout d’un
coup qu'il eft le Héros de la piéce : l'air
de fon vifage n’eft point celui d’un Héros
fanguinaire ; échauffé par l’ardeur du
combat ; c’eft celui d’un Prince débon-
naire ; & rempli d'humanité. IL ne vient
point , en vainqueur impitoiable , triom-
pher de fes ennemis & de fes captifs ; 1l
vient raflurer des Princeffes affligées que
le fort des armes a fait tomber entre fes
mains , 1l vient les confoler.
IL s'appuie légérement fur le bras d'E=
pheftion fon favori , & un de fes princi-
paux Capitaines. Quoi qu'Epheftion foit
jeune & noblement armé, {a Phifionomie
eft moins diftinguée que celle d’Alexan=
dre; on fent tout d’un coup, que le favori
n'eft là qu’en fecond. Voiez cette Femme
âgée , profternée aux pieds d'Alexandre,
& qui les lui embraffe ; c’eft Sizygambis ;
mere de Darius : remarquez la Femme à
genoux
SUR LA PEINTURE. ft
genoux qui eft derrière cette mere infor-
tunée : la nobleffe de fon vifage , fon
diadème, & un jeune Enfant qu’elle pré-
fente à fon vainqueur , font connoître
que c’eft la Femme du malheureux Roi
de Perfe. Cet Enfant , d’un âge trop peu
avancé pour fentir fon malheur, regarde
Alexandre avec la furprife que lui caufe
la vûe de ce Héros qu'il ne connoît
point. Deux des Filles de Darius font auf
à genoux, comme vous voiez, derrière
leur mere : l’aînée, en âge de fentir fon
infortune , a les yeux baïffés , elle pleure,
elle effuie fes larmes. La plus jeune, der-
rière fon aînée , joint les mains comme
pour demander grace, & regarde Ale-
xandre avec un air de furprife & d’émo-
tion ; on croit même y démêler une ef-
péce d’admiration dont elle ne fent pas
les conféquences. On croiroit volontiers,
qu'elle eft plus occupée de la belle Fi-
gure du Héros qu'elle regarde, que de
B
18 Exbus 'a 1
Févénement préfent. Une Femme âgée
qui eft derrière elle, femble vouloir la
détourner de cette application, en lui
montrant Sizygambis profternée, & dans
Vétat de la fplus profonde humiliation.
On voit fur le vifage de cette Princefle
an air de nobleffe qui y conferve encore
quelques reftes de beauté , malgré la dé-
crépitude de l’âge. Enfin tous les vifages,
toutes les attitudes des Perfonnes repré-
fentées dans ce magnifique Tableau , ont
les expreflions convenables à leur âge,
à leur fituation, & à leurs conditions.
On y remarque de la furprife, de la cu-
riofité, de l’étonnement, de la douleur,
du refpett, de lPadmiration. Les uns
prient, les autres implorent ; leurs ha-
billemens mème, indiquent la différence
de leur état. Voiez dans ce coin, der-
rière ces Princefles, un Efclave profterné
la face contre terre : accoutumé à l’hu-
miliation de l’efclavage, il fe cache le
SUR LA PEINTURE 19
vifage, il a les mains jointes par-deflus fa
tête , il n’ofe lever les yeux fur fes Mat-
tres. Cette héroïque Scène fe pañle fous
une Tente magnifique, dont le fond tient
prefque celui du Tableau: elle eft fuf-
pendue à des arbres de la nature de ceux
du Païs où elle eft (attention que tous
les Peintres n’ont pas toujours eue ). On
y voit des Armes à l’ufage des Perles,
différentes de celles des Grecs.En un mot
tout, dans ce Tableau, décéle lefprit du
grand Peintre qui l'a compolé : il a ob=
fervé les coutumes des lieux dans les ha
billemens , & dans tout ce que les Ita-
liens appellent z/ coflume , mot auquel
nous n'avons point encore trouvé d’é-
quivalent. *
Après cet éxamen que j'abrégéai le
plus qu’il me fut poflible , car j'aurois eu
encore bien des chofes à dire en faveur
* Ce Tableau 2 été parfaitement gravé , 1°. par Ed:lincr ;
2°. dans une forme plus petite par Benoit Audran ; 3°,en
très-petit par Sébafhen Leclere , tous excellens Graveurs,
B 1j
20 Fes a sr
de ce beau morceau, j'eus le plaifir de
voir mon ami fentir & goûter tout le
mérite de cet ouvrage. Si vous voulez,
lui dis-je , nous irons éxaminer de même
le Tableau de Paul Véronèfe , qui eft vis-
a-vis celui que vous venez de voir avec
tant de plaifir. Jefpère que vous ne trou-
verez pas notre tems mal emploïé. Très-
volontiers, me répondit-il, les momens
que nous venons de pañfler avec M. Le
Brun, m'ont paru courts, & agréable-
ment remplis. Je crois, lui répliquai-je ,
que fon voifin ne vous amufera pas
inoins. Le terme de voiffn me rappella le
mot d’un Prélat Italien, Nonce en Fran-
ce , homme d’efprit & de goût, mais peut-
être un peu trop prévenu pour les ouvra-
ges de fon Païis, & peut-être auffi rendant
trop peu de juftice à ceux du nôtre : ce
Nonce étoit M. Deffini. Louis XIV.
voulant lui donner une idée avantageufe
%
de l'Ecole Françoife, le conduifit à
SUR LA PEINTURE, 4
l’Appartement où font les Tableaux de
la Famille de Darius, & des Pélerins
d'Emmaus. Interrogé par ce Monarque,
auquel des deux il donnoit la préférence,
par ménagement pour M. Le Brun qui
étoit préfent , & que tous les Courtifans
combloient d'éloges , 1l répondit ; bella
pittura , ma ha cattivo vicino ; » Voilà un
» beau Tableau , mais il a un méchant
>» voifin, « montrant le Tableau des Pé«
lerins d'Emmaus. On fent que le Prélat
vouloit donner, par ce mot, la préférence
au Peintre Italien fur le François : mais,
en retournant les objets, n’auroit - on
pas pû dire, avec autant de vérité, que le
Tableau de la Famille de Darius étoit un
dangereux voifin pour celui des Pélerins
d’Emmaus ? Voions, fans partialité, ce
qu’on en doit penfer.
Ce Tableau de Paul Véronèfe * , Pein-
# Son nom éroit Paul Caliari , on l’appella' Wéronefe , à
caufe de Vérone fa patrie. 11 mourut en 1588. âgé de 58.
ans, Son Tableau des Pélerins d’'Emmaüs , a été bien gravé
par Thomaffin, | B iij
22 M'é Eu
tre Vénitien, repréfente, comme vous
voiez , Jefus-Chrift à table avec les Pé-
lerins d'Emmaus. Le Sauveur eft au mi-
lieu d'eux, & au milieu du Tableau ; les
deux Pélerins font aflis, un à chaque bout
de la table : tous les autres Perfonnages
font debout, & en grand nombre. Selon
toutes les apparences , celui qui a fait
faire ce Tableau, s’y eft fait repréfenter
avec toute fa Famille, & une partie de fes
domeftiques. On croit que la plupart des
têtes font des Portraits , ce qui eft peut-
être caufe qu'on y trouve peu d'expref-
fion. Vous voiez dans un des coins de ce
Tableau, un Homme debout, & auprès
de lui une Femme qui porte dans fes
bras un Enfant nud ; quelques perfonnes
croient que c'elt Paul Véronèfe lui-mé-
me, avec fa Femme. Peut-être que le Per-
fonnage qui eft debout, derrière un des
Pélerins, eft le Noble Vénitien pour le-
quel Paul Véronèfe a peint ce Tableau.
SUR LA PEINTURE. 23
Tous les habillemens font comme on les
portoit à Venife dans ce tems-là , à l’ex-
ception de ceux du Chrift, & des deux
Pélerins , qui font drapés de fantailie &
de grande manière, pour parler les ter-
mes de l’art,
Remarquez ces deux Enfans que voilà
fur le devant, & dans le milieu du Ta-
bleau au bas de la Table : ils badinent
avec un grand Chien, qui tranquillement
les laiffe faire : en cela le Peintre a imité
la Nature. Ce petit Groupe eft d’une
grande beauté ; les deux Enfans ont,
comme vous voiez, de beaux vifages
qui repréfentent à merveille la douceur
& la candeur de ce premier âge ; leurs
habits font magnifiques & d'étoffes fort
riches. Près de ceux-ci, eft un autre En-
fant ; vous le voiez un genou en terre,
il tient entre {es bras un petit Chien , il
paroit fe jouer avec lui ; mais paffons à
des chofes plus intéreflantes.
B iv
24 ESsaï
Vous ferez fans doute fenfible à l'air
de tête du Chrift : il regarde le Ciel, &
a la bouche entrouverte , fans doute
pour prier. Vous trouverez dans cette
tête de la majefté, de la douceur , de la
bonté, de la noblefle, &, pour ainfidire,
de la Divinité. Vous fentirez tout d’un
coup,que ce vifage eft celui d’un homme
d'un ordre bien fupérieur à tous ceux qui
font repréfentés dans ce Tableau. Le
Chrift éléve fa main droite, les doits
étendus, & paroît bénir le Pain qu’il tient
dans fa main gauche, laquelle eft appuiée
{ur la Table. Le Peintre a voulu repré-
fenter le moment de la Confécration du
Pain, & il s’en eft bien tiré. Générale-
ment parlant, toutes les têtes de ce Ta-
bleau font belles, bien peintes, & de
bonne couleur : quelques-unes ont de
l'exprefion , le plus grand nombre n’en
a point : une des plus caratérifées , eft
celle d’un des deux Pélerins , il regarde
SUR LA PEINTURE 2$
le Chrift avec refpe& & vénération : il
marque par la pofition de fes bras & de
fes mains, qu’il eft fenfiblement affeté
de ce qu'il voit : il paroît pénétrer
une partie du Miftère qui s'opere à fes
veux. Tout le fond du Tableau , comme
vous voiez, repréfente une magnifique
Architeure, peut-être peu convenable
au lieu où fe pañle la Scène. Paul Véro-
nèfe excelloit à ces fortes de fonds, il a
eu de la complaifance pour lui-même, &
n’a pas eu le courage de fe reftraindre à
une décoration plus fimple, qui par-là
eût mieux convenu à l'endroit qu'il de-
voit repréfenter. Mais peut-être aurions-
nous tort de nous en prendre au Peintre
de tous ces petits défauts de convenance :
fans doute nous lui rendrions plus de
juftice,en penfant que le Noble Vénitien
qui lui a demandé ce Tableau, ignorant
apparemment les convenances , a voulu
obftinément qu'il repréfentât une partie
26 .EssaA1:
de fon Palais , de fa Salle à manger, de
fon beau Buffet. Il l’a obligé de mettre
dans ce Tableau, fa Femme, fes Enfans,
fes Chiens, fes Domeftiques, & même
juiqu'a fes Négres & fon Cuifinier. Plai-
gnons les Peintres, quand ils font forcés
de prêter leur main & leur pinceau à de
pareils caprices. Si Paul Véronèfe n’étoit
tombé que cette fois dans le défaut que
nous relevons ici, nous aurions tort de
nous en prendre à lui : mais cela lui eft
arrivé très-fouvent, peut-être aufli par
les mêmes raifons. Ainfi excufons-le dans
RS D ee © ARTE se » fin ”,
ies écarts, & admirons-le dans ce qu'il a
fait de beau. D’autres Peintres anciens ,
fort habiles , ont pris quelquefois de plus
grandes licences. En repréfentant , par
éxemple , une Sainte Famille, ils y ont
introduit des Saints qui n’y furent jamais,
des Portraits d'Hommes & de Femmes
en fraife & en colerette, des Moines mé-
me. Ceux qui ont fait faire ces Tableaux,
SUR LA PEINTURE. 27
l’ont voulu ainfi : ils étoient charmés d’y
retrouver leur Famille , leurs Patrons,
leurs Confeffeurs.
Après ce que nous venons de dire,
vous pouvez, en quelque forte, faire la
comparaïfon de ces deux Tableaux, &
fentir lequel l'emporte fur fon Rival;
mais un détail éxaét nous meneroit trop
loin. Contentons-nous de dire, qu’on voit
dans celui de M. Le Brun la compofi-
tion , l'ordonnance , le deflein., l’expref-
fion, le coffume , & les bienféances ; le
tout porté à la plus grande perfection.
Dans celui de Paul Véronèfe ,; la plus
belle couleur, la plus belle pâte , la tou-
che la plus large, la plus ferme, & le
pinceau le plus moëlleux & le plus léger.
Je ne prétends pas dire par-là, que M. Le
Brun manque de ces parties ; car outre
que fon Tableau de la Famille de Darius
eft très-bien peint, d’une manière facile
& légère , quel Peintre a mieux réufli,
28 ES AT
que ce grand Maître, dans la partie du
coloris, quand il a voulu, ou pû y appor-
ter tous fes foins? J'en pourrois citer bien
des éxemples capables de ramener ceux
qui ne lui rendent pas affez de juftice en
ce point. Je nommerois entr'autres fon
Tableau du Maffacre des Innocens , qui
eft au Palais Royal : il fe foutient , pour
le coloris , auprès des Tableaux d'Italie
qui paflent pour des modéles en ce genre
de perfection ; & 1l leur eft fupérieur à
bien d’autres égards. Je n’oublierois pas
certains morceaux de la Gallerie de Ver-
failles qu'il a peints Iui-mème, fon Ta-
bleau de la Vierge au filence , & tant
d’autres excellentes Pièces.
f Mais quand on fera réflexion, que M. £e
Brun étoit premier Peintre du Roi, &
chargé feul de tous les ouvrages que
Louis XIV. jeune & magnifique, & qui
vouloit jouir , lui ordonnoit d’éxécuter ;
qu’il donnoit les defleins de tout ce qui
SUR LA PEINTURE. 29
{e faifoit dans les Maifons Royales, com-
me Plafonds , Tableaux, Statues, Vafes,
Tapifferies , enfin jufqu’aux ouvrages de
Serrurerie, On ne fera pas étonné, que
tout ce qui fortoit de fa main ne fût pas
également foigné; on le fera plutôt,qu’un
feul homme ait pû fuffire à tant d’entre-
prifes d’une nature fi différente.
IL avoit de bons Eléves , formés fur fes
leçons & fes éxemples ; éducation qui
lui avoit pris beaucoup de tems : il faifoit
tous les defleins lui-même , ils éxécu-
toient enfuite; & quand il en avoit le
loifir, 1l retouchoit de fa main les en-
droits qui lui paroifloient mériter plus
d'attention; ce que des yeux connoiffeurs
diftinguent aifément, & que de moins
éclairés confondent. Ainfi pour terminer
l’efpéce de comparaïfon que nous venons
de faire de M. Le Brun & de Paul Véro-
nèfe , du Tableau de Ia Famille de Da-
rius, & de celui des Pélerins d'Emmaüs,
30 É sas AM
convenons , fi vous voulez; que l’un à
des parties que l’autre n'a pas, & que
l’autre en pofféde quelques-unes dont fon
voifin manque ; ou, pour mieux dire,
affirmons que ce font deux des plus beaux
Tableaux qu’on puilfe voir, & que leurs
Auteurs furent deux des plus grands Pein-
tres qui aient jamais exiflé.
Au refle (& cette obfervation eft tout
à fait néceffaire ici) quand on regarde
un ancien Tableau, il faut faire attention
au tems qu'il y a qu'il eft peint, & aux
accidens qui peuvent lui être arrivés. Il
peut avoir fouffert de l'humidité , de la
fécherefle , de la fumée. On a voulu le
nettoier, on s’y eft mal pris, on l’a écuré:
on a peut-être emporté de la couleur,
on a repeint par deflus ; ces nouvelles
teintes ont noirci & fait des taches : on a
peut-être verni ce Tableau plufieurs fois ,
& avec de mauvais vernis qui ont jauni,
& altéré la couleur originale, Que de
SUR LA PEINTURE. 31
raifons pour que ce Tableau foit fort dif-
férent de ce qu'il étoit au fortir de la
main du Peintre ! Il faut fe tranfporter,
pour ainfi dire , au tems où il a été peint,
& le juger en conféquence.
On doit penfer que les Tableaux 4x
Corrège, du Titien, de Paul Véronèfe, du
Tintoret, de Rubens, & de Vandyck étoient
de la plus belle couleur en fortant de
Jeurs mains. Les Tableaux de Paul Ve
ronèfe font même dans un cas particulier,
Ce grand Peintre faifoit la faute de ne
point emploier d’outremer dans fes
Ciels : 1l fe fervoit de cendre bleue, cette
couleur a noirci, ce que n'auroit pas fait
l'outremer, & fes Ciels font devenus
tout noirs ; 1l n'eft prefque pas poflible
de les raccommoder, du moins cela eft
très-difhcile.
À l'égard des Tableaux modernes, le
tems à part, ils ont pû être expolés aux
mêmes inçonvéniens que les anciens ,
#2 ES À
fur-tout ceux qui ont été copiés en Ta-
pifleries, comme la Famille de Darius,
les Batailles d'Alexandre du même M. Le
Brun, & bien d’autres. Pour les tranfpor-
ter & les copier, on les roule & les dé-
roule fans cefle. Quand la copie eft
achevée, on les roule encore tout à fait,
& on les laifle quelquefois longtems dans
les Atteliers fouvent humides ; tout cela
les altère beaucoup : c’eft ce qui eft ar-
sivé fur-tout aux Batailles d’Alexandre.*
Vous voiez, ajoutai-je en continuant
d’adreffer la parole à mon ami, vous
voiez que jufqu’ici je ne fuis point entré
dans les détails , ils font immenfes. Je
* Quelles obligations n’aurons-nous pas à M. de Tourne-
hem & à M. Coypel ! C'eft par leurs {oins , & fous leurs yeux ;,
qu'on a commencé à netroier & reftaurer les Tableaux du
Roi. Cette opération fe continue avec conftance , & dans
quelque tems on pourra avoir la fatisfaétion de voir toutes
ces richeffes ineftimables dans le meilleur état. On devra
à ces excellens Citoiens la confervation de tant de précieux
monuinens , qui fans cela étoient prêts à périr. On en voit
déja d'heureux effets à Paris , au Palais du Luxembourg , &
à Verfailles à l’Hôtekde la Surintendance des Bâtimens du
Roi. Les Tableaux de Paris {ont confiés à la garde de
M. Builly, ceux de Verfailles à celle de M, Portail ; rous
deux très-dignes de cer honorable emploi,
L
n'ai
sUR LA PEINTURE. 33
n'ai point traité, par exemple, la façon
de diftinguer un bon Original d'avec une
bonne Copie. Les plus habiles connoif-
feurs s'y trompent fouvent ; 11 eft même
arrivé à des Peintres de s’y méprendre fur
leurs propres ouvrages. En effet, quand
ils ont répété le même Tableau, ne font-
ce pas deux Originaux ? il n’eft éependant
pas impoflble d'y trouver quelque diffé-
rence. Le premier fait a prefqué toujours
un certain feu que le fecond peut ne pas
avoir.
Quand un bon Peintre a fait copier fon
Tableau par fon meilleur Eléve, & qu'il
l'a retouché partout , c'eft fon propre
ouvrage ; comment le diftinguer ? à
moins qu'il n'ait eu l'attention d'y met-
tre des différences : ce qui eft arrivé quel-
quefois. On doit donc être très-réfervé à
prononcer fur cela : pour le fairé avec
sûreté , 1l faut bien examiner , bien com.
parer, & avoir une grande expérience.
Qu
.34 Éssart
Quelques Eléves ont fi bien imité leurs
Maitres, qu'il eft mal-aifé de ne s’y pas
tromper. Il y a eu d’habiles Peintres qui
fe font fi fort appliqués à prendre la ma-
niére de quelques autres, qu’ils ont fou-
vent fait illufion. Cela eft arrivé à Luc
Jordan Napolitain, Eléve de l'Efpagnolet ;
à David Téniers Flamand ; & parmi les
plus modernes , MM. de Boulogne ont été
d'excellens imitateurs : ces fortes de Ta-
bleaux s'appellent des Paffiches.
À l'égard de la facilité à connoître de-
quel Peintre eft un Tableau, on ne peut
fe la procurer qu’à force de voir des ou-
vrages du même Maître. C’eft la pius pe-
tite partie de ce qu’on appelle cornoiffance
en Peinture, & la plus aifée à acquérir.
Mon ami parut content de toutes ces ob-
fervations, &nousnous féparâämes.Lelen-
demain nous nous rejoignimes l'après-mi-
di, & nous eûmes une converfation qui
roula fur une autre matière. Je vais en ren-
dre compte, elle fait partie de mon objet.
SUR LA SCULPTURE.
35
GOOCVOSESOSHEGEE
La Sculpture.
Ous énträmes , mon ami & moi,
dans le Jardin de Verfailles : nous
en admirâmes l'étendue , l’arrangément,
là diftribution ; la magnificence. Noë
yeux étoient fur-tout frappés de la pro
digieufe quantité de Statues qui décôrent
ces lieux énchantés : mais à la fin, nous
fentimes une efpècé de fatiété, caufée pa
la multitude de ces fortes d'ouvrages ; &
peut-être fûmes-nous tentés de fouhaiter
qu’il y en eût moins.
Effe@ivement, dis-je à mon ami, off
a prodigué ici les Statues, & il eft ima
poffible qu'elles foient toutes également
belles. Cependant il s’y trouve des Chef:
d'œuvres, & nous en remarquerons qtel-
ques-uns ; ff vous voulez que nous par+
lions de Sculpture , à peu près comme
Cij
36 Essai:
nous nous occupions hier de Tableaux.
Très-volontiers , me répondit-il, d’un
ton qui marquoit fon defir & fon em-
preffement. |
Jétois parvenu la veille à lui faire fen-
tir une partie des beautés qu’un Tableau
doit avoir pour plaire ; j'efpérai le même
fuccès par rapportaux ouvrages de Sculp-
ture, & je ne fus pas trompé dans mon
attente : javois affaire à un homme fen-
fible & fans prévention. Pour aller à mon
but, je Le conduifis au bas du grand Fer-
à-Cheval à main droite, & je l’arrêtai vis-
a-vis le Ganyméde debout, qui s’appuie
fur l’Aigle de Jupiter, ou fur Jupiter lui-
même métamorphofé en Aigle. Mon
ami a beaucoup Iû & avec goût ; ainfi
je n’eus befoin de lui parler que de ce qui
concouroit à mon objet.
Regardez, lui dis-je, cette Statue: c’eft
une Copie faite d’après une Antique, par
un Sculpteur moderne , nommé Laviron.
SUR LA SCULPTURE 37
Dites-moi, je vous prie, comment la
trouvez-vous ? comment en êtes-vous
affecté ? Je la trouve belle , me répondit-
il , elle repréfente bien un jeune Homme
qui a beaucoup de fraîcheur & d'embon-
point; il a un beau vifage , & l’Aigle me
paroît bien placé. Bon, dis-je en moi-
même , mon ami commence à démèêler
ce qu'il y a de remarquable dans cette
Figure. Avançons , j'efpere étendre fes
connoiffances par la comparaifon. Ve-
nez ; lui ajoutai-je , avec moi dans ce
Bofquet affez détourné, & peut-être trop
peu connu.
Nous y trouvaämes une autre Statue
du même Ganyméde *, mais d’une éxé-
cution bien différente. Laquelle de ces
deux Figures, lui dis-je , prendriez-vous,
fi on vous en laifloit le choix ? Il la
regarda avec beaucoup d'attention , ï
l'éxamina de tous les côtés, & 1l demeura
# Copiéé par Joly.
C ii
33 Escs it:
quelque tems {ans parler. Je voiois avec
plaifir qu'il eomparoit en lui-même ces
deux différens morceaux , & j'efpérois
beaueoup du fuccès de ma conduite avec
lui, Enfin, après quelques momens de
téfléxion , il n’y a pas à balancer, me dit:
il, je choifirois celle-ci : elle eft tout
autrement élégante que la première qui
gous a pcoupés, [ci, je crois voir un
jeune Prince, un jeune Héros ; & l’autre
ne me donne l'idée que d’un beau Païfan
à la fleur de:fon âge. Eh bien ! lui répli-
quai-je, vous vous connoiffez en Sculp-
ture fans le fçavoir. Je répétai avec luf
la même comparaifon, à l'égard des deux
Statues de la Venus , qu’on appelle de
Médicis ; & il ne s'y trompa pas.: Vous
êtes , repris-je aufh-tôt, déja en état de
fentir les beautés des ouvrages de Seulp+
ture que je vais vous montrer,
Je le conduifis devant l’Androméde
du Puger, Ce beau Groupe, lui dis-je,
SUR LA SCUPLTURE. 39
( on entend par ce mot un affemblage de
plufieurs Figures ) eft une Pièce origina
le : vous connoîtrez bien-tôt la fupério
sité de ce qui eft Original fur ce qui n’eft
que Copie. Puget étoit un Sculpteur mo-
derne né à Marfeille *. Il n’a pas fait un
très-grand nombre d'ouvrages , mais ce
qu'il en a fait, le difputeroit peut-être à
tout ce que nous avons de la meilleure
Antiquité. Remarquez comment ce mor-
ceau eft élégamment compofé & éxécu-
té; c’eft un Rocher qui paroît vrai comme
le naturel. Avec quelle grace Andromés«
de y eft attachée ! Son corps eft bien ce
lui d’une jeune perfonne , délicate, dans
la fleur de la première jeuneffe. Quel air
de douceur , de modeftie, & de triftefle
cft répandu fur fon vifage ! Quelle mol-
leffe & quelle fouplefle dans toutes les
parties de fon beau corps ! Elle paroît
n'avoir pas encore toute la grandeur
* En 1623. & mort dans la même Ville en 1695.
C 1v
40 Ess AT
qu'elle pourra avoir dans un âge plus
avancé, ce qui eft peut-être caufe que
quelques perfonnes ont trouvé que fa
Figure étoit trop petite ; fans doute pat
comparaifon avec celle de Perfée, quila
détache du Rocher où elle eft enchaînée.
Mais ne pourroit-on pas dire que Perfée
eft dans la force de fon âge, & qu'il a
acquis toute {a grandeur ?
D'ailleurs, qu’on fafle réfléxion que
c’eft un Héros, le Fils d’un Dieu puif-
fant ; qu’il fait effort pour atteindre d’une
main à la cime de la Roche au bas de
laquelle il eft pofé ; & je crois qu'on ne
trouvera plus trop grand: peut-êtré
même penfera-t'on que c’eft un trait d’ef-
prit de la part du Sculpteur. I a voulu,
pourra-t-on dire , faire fentir la différence
qu'il peut y avoir entre la taille d’un
demi-Dieu, & celle d’une jeune Mortelle
qui n'a pas encore toute fa crorffance.
Interprétons ainfi les idées des grands
SUR LA SCULPTURE. 41
Hommes , & croions qu'ils ont voulu
meurtre dans leurs ouvrages ce qu'ils nous
infpirent, quand nous les regardons avec
attention : nous ferons par-là honneur à
leur efprit, au nôtre même , & « nos ju-
gemens. |
Obfervons encore , que quoique le
Sculpteur ait repréfenté une Femme nue,
il a prudemment difpofé fa Figure de la
façon la plus modefte qu'il lui a été poffi-
ble : elle fe cache autant qu’elle peut:
clle rafflemble fon corps autant que fes
chaînes le lui permettent : elle ne regarde
point fon libérateur. On croit voir {ur
fon vifage la honte qu’elle éprouve en
paroiffant ainfi aux yeux d’un homme
qu'elle ne connoiît point. Perfée de fon
côté ne la regarde pas, fes yeux font fixés
vers la pointe du Rocher ; il n’eft occupé
qu'à décracher le bout de la chaîne qui eff
attachée au fommet : il eût caufé trop de
confufion à Androméde , fi fes regards fe
42 Essarï
fuffent arrêtés fur elle. Quelle décence ;
& que d’efprit le Sculpteur habile n’a-il
pas répandu dans toute cette grande com-
pofition ?
Nous pouvons faire la mème remarqué
à l'égard de la Venus de Médicis, c’eft la
Figure d’une Femme nue: cependant d’u-
ne main elle couvre ce que la pudeur ne
doit jamais permettre de montrer, & de
l’autre elle cache une partie de fon fein ;
elle a la tête panchée fur le côté ;
elle fe courbe tant foit peu ; enfin elle a
un air de modeftie fi marqué dans toute
fa Figure & dans fon attitude, qu'on Fa
appellée la Fenus pudique. Cette Statue
eft Grecque, & c’eft un des plus beaux
morceaux qui nous reftent de la fçavante
Antiquité. Qu'elle nous ferve d'objet de
comparaifon pour juger les autres : on
croit remarquer que le Pages a donné à
fon Androméde les mêmes proportions
qu’on admire dans la Venus. Revenons à
l'Androméde.
SUR LA SCULPTURE. 43
Regardez l’Erfant qui eft au bas du
Rocher, & qui tire à lui, avec effort, un
des bouts de la chaîne dont eft liée An-
droméde. Vous pouvez remarquer la vi-
vacité de fon aétion , commeil eft potelé,
& fa belle chair. C'eft un Génie bienfai-
fant , ou c’eft l'Amour ; enfin c’eft la Na-
ture dans tout fon plus beau. Rien n’eft
négligé dans ce Groupe : tous les Accef-
foires y font traités fupérieurement ; Ar-
mes, Draperies , enfin tout. Le Sculpteur
y a mis fon nom , & l’année où il l’a fini.
J1 l'a dédié à Louis XIV. pour lequel il
Va fait, ainfi que la Figure de Milon le
Crotoniate que vous voiez ici près.
Ce fameux Athléte Grec fut dévoré
par un Lion, tandis qu’une de fes mains
reftoit engagée dans un tronc d’Arbre
qu'il avoit voulu féparer, & dont les
deux parties s'étoient rapprochées , avant
que Milon pût retirer fa main. Quelle
expreflion dans la tête de cet Homme
44 Essat
prodigieux en force ! Voiez fur fon vifa-
ge la douleur extrême que lui caufe la
morfure du Lion; on s’imagine l'entendre
crier d’une voix effraïante , & plus forte
que celle des hommes ordinaires. Tout
{on corps qui eft d’une taille gigantefque,
( les Hiftoriens difent qu’il l’avoit ainfi )
exprimé merveilleufementles prodigieux
efforts qu’il fait pour fe dégager. Toutes
fes parties fon extrêmement tendues, &
fe roïdiffent violemment ; tout y exprime
fes efforts : on les remarque dans fes muf.
cles, dans fes nerfs, jufques dans les
doigts de fes pieds ;, fur lefquels il s'ap-
puie fortement. Mon ami fut infiniment
attentif à ce qu'il voioit, & 1len fentit
toute l’expreflon.
Malheureufement , lui dis-je ; nous
n'avons ici que ces deux beaux morceaux
du même Sculpteur ; en voici la -raifon.
M. Le Brun qui, dans ce tems-là , don-
noit tous les deffeins des Statues que l’on
SUR LA SCULPTURE. 4$
éxécutoit pour le Roi, voulut affujetur
Le Puger à ne travailler que d’après les
idées qu’il lui fourniroit. Il avoit trouvé
cette foumiffion dans plufieurs autres ha-
biles Maîtres : mais Le Puger ne voulut
jamais captiver ainfi fes talens , & 1l re-
tourna dans fon Païs. Nous le perdimes :
tâchons de nous en confoler, en admirant
fes ouvrages, & en leur paiant le tribut
de louanges qu'ils méritent à tant d’é-
gards.
Si je ne craignois de prolonger les idées
triftes que peut vous avoir donné la dou-
leur du Milon, je vous ferois remarquer
la Figure du Gladiateur mourant, que
voici tout auprès. C’eft une belle Copie,
faite par Michel Monier , d’une très-belle
Statue antique qui eft à Rome. Ne croiez-
vous pas voir un Homme expirant ? [1
vient de recevoir une bleffure profonde ;
il eft à demi couché fur l’Arène où il a
combattu ; il fe foutient à peine ; une
46 Essatï
mortelle langueur s'empare de tous fes
Sens. Il eft vrai, me dit mon ami, que ce
fpetacle eft touchant : éloignons-nous-
en, il me fait trop d'impreflion.
Voiez donc, lui repliquai-jé, pour
vous en diftraire , cette Figure qui repré-
fente Apollon vainqueur du Serpent
Python *, C’eft une belle Copie d’un ex-
cellent Original du bon tèms de la Grèce.
Cette admirable Statue peut nous donner
l'idée d’un jeune Dieu vainqueur , qui a
pris la Figure humaine : affurément il ne
l'a pas choifie commune, Vous avez rai-
fon , me dit mon ami , & je pénfe comme
vous.
Repofons nos yeux, repris:je alors,
promenons-nous un peu ; j'ai encore à
vous faire voir quelque chofe qui en
vaut la peine, quelque chofe où nous
aurons befoin dé regarder attentivement
& d'admirer. Nous nous atrétämes er
#* Copiée par Maxdline,
SUR LA SCULPTURE. 47
chemin auprès de la belle Statue de la
Vénus, qu’on appelle 4 Za Coquille *,
parce qu’elle en tient une dans une de
fes mains. Mon ami m'en parut fort con-
tent ; il fut fur-tout très-fenfible à la
belle draperie de linge qui couvre une
partie de cette Figure; elle paroït mouil-
lée, & comme collée à la peau de la
Vénus. Cette Déeffe paroît fortir du
bain , elle eft à demi-couchée , & un
peu panchée en avant fur le bord d’une
fontaine.
Nous revimes en pañant le premier
Ganyméde que nous avions regardé en
entrant. Mon ami fe confirma dans le
jugement qu'il en avoit porté, après
avoir vû le fecond. Par-là je m’apper-
çûs que fes connoiffances commençoient
à s'étendre & à fe perfectionner.
Infenfiblement , & en réfléchiffant
fur ce que nous avions vû, nous ap-
* Cette belle copie de lP’Antique eft d'Antoine Coyzevexe
438 Essai
prochämes du Bofquet qu'on appelle
Les Bains d’Apollon * ; nous nous ar-
rètâmes peu au Groupe principal qui
repréfente ce Dieu ** chez Thétis,
aflis & environné de Nimphes , qui
le fervent. Je ne voulois pas fatiguer
mon compagnon de voiage : d’ailleurs
comme je le connoiffois excellent Hom-
me de Cheval , j'avois de l’empreffe-
ment pour lui faire remarquer les deux
Groupes des Chevaux d’Apollon , qui
font aux deux côtés du grand Groupe
dont je viens de parler : je me dou-
tôis bien qu'ils l’'amuferoient davanta-
ge ; étant très - fin connoifleur en ce
genre. Je le conduifis vers celui qui eft
à la gauche , quand on regarde le Grou-
pe d’Apollon : 1l le trouva beau ***, les
* Toutes les Sculptures de ce Bofquet ont été éxécutées
par différens Sculpteurs , { Girardon, Regnaudin ) d’après les
deffeins de M. Le Brun.
** La tête de l’Apollon eft celle de Louis XIV. jeune,
“** Le plus beau de ces Groupes de Chevaux , a été fait
pär Gafpard de Marfj ; l'autre eft de Guérin,
sUR LA SCULÉTURE. 49
deux Tritons qui accompagnent ces Che:
vaux, lui parurent vivans & animés con«
venablement. Mais quel fut mon étonne
ment; quand je le conduifis vers celui
qui eft à La droite ! Il le regarda avec la
plus grande attention, il fut long-tems
fans parler, puis tout à coup 1l me dit,
d'un air vif & animé, celui-ci me paroît
bien fupérieur à l’autre : Vous avez rai-
fon, lui dis-je, il a été exécuté par un
Sculpteur beaucoup plus habile que fon
Concurrent.
Le jugement de mon ami me confirma
dans mon ancienne idée que, pour acqué:
rir des connoiffances dans les Beaux Arts,
il ne faut prefque que le bien vouloir,
s'y appliquer , réfléchir & comparer;
Non-feulement mon ami remarqua qué
ces deux Chevaux avoient beaucoup
plus de fineffe & d'élégance que les deux
autres , plus de fouplefle dans leurs
mouvemens ; enfin qu'ils étoient plus
D
s° Eisus & 1
femblables à la belle nature ; mais il alla
jufqu’à m'en faire une critique de peu de
conféquence à la vérité, mais qui mar-
quoit que fes connoiffances, en matière
de Cavalerie, étoient portées jufqu’aux
plus petits détails. Ces Chevaux font
parfaits, me dit-il, je trouverois feule-
ment qu'ils ont la corne des pieds un peu
trop longue. Cette remarque , lui répon-
dis-je , eft celle d’un bon Ecuier ; mais
permettez-moi d'y répondre en amateur:
vous trouverez peut-être ma réponfe trop
poétique, & même telle que pourroit
être celle d’un Poëte qu'un peu d’enthou-
fiafme auroit échauffé. Faites réflexion ,
lui dis-je, que ces Chevaux font des ef-
pèces d'Etres immortels & prefque di-
vins ; qu'ils n'ont jamais marché que fur
des nuages , & qu’ils n’ont point été er-
rés. IL fourit de ce trait auquel il ne s’at-
tendoit pas, & 1l parut s’en contenter.
Mais, continuai-je , voilà aflez parler de
SUR LA SCULPTURE Si
Sculpture ; peut-être trop, me direz-vous,
je craindrois de vous en lafer. Ne l’ap-
préhendez pas , me répondit-il ; cela m'a
amufé, & je crois que je vous devrai bien-
tôt des remerciemens. Le foin que vous
prendrez pour étendre mes conhoiffan-
ces, ne pourra qu'augmenter es plai-
firs. En prenant votre politefle au pied
de la lettre , lui repliquaie, je ne crain-
drai donc pas de vous propofer une pro-
menade pour dèémain ; nous traiterons ,
fi cela vous convient, une matière toute
différente , mais qui pourra vous occu
per agréablement. Ce fera, fi vous le
trouvez bon, la dernière de cé genre que
nous difcuterons. Très volontiers, me
dit-il : à demain.
Le lendemain notre rendez-vous ne
put avoir lieu. Nous ne nous rejoigni-
mes , mon ami & moi, que quelques jours
après à Paris, & je n'en fus pas fâché.
Comme je me propofois de l’entretenig
D ji
s2 Essai
d'Architetture, Verfailles ne nous au-
roit pas fourni aflez d'objets de com-
paraifon en ce genre. Pauis y étoit plus
propre.
SUR L'ARCHITECTURE. 9$2
L'Architetlure,
E CHATEAU DE VERSAILLES,
"malgré les fommes immenfes qu’on y a
dépenfé pendant bien des années, ne pré-
fente d'abord aux yeux, fur-tout du côté
des Cours, qu’une grande quantité de
Bâtimens plus importans par leur éten-
due, que frappans par leur décoration
extérieure. Ce n'eft pas qu’on y aït épar-
gné la dorure ; les Toits en font chargés 3
mais ces ornemens, fort ternis aujour-
d’hui, ne charment plus les yeux, & après
tout, le refle n’y répond pas. On s’apper-
çoit toujours que l'acceffoire Femporte
fur ce qui devroit être le principal. Ce
Château n'étoit d'abord qu’une petite
Maifon de Chaffe, bâtie par Louis XIII.
pour fervir de rendez-vous. Louis XIV.
en fit le même ufage pendant quelque
D ii
|
|
(4
|!
|
s4 É ss 41 |
tems ; il s’y plut, il voulut y faire quel-
que féjour : cela l’obligea d'en augmen-
ter lés Bâtimens, & peu à peu il devint
tel que nous le voions aujourd’hui.
_ Ce Palais peut loger très-commodé-
ment une Cour nombreufe , mais il eft
plus recommandable par la grandeur de
fes Bâtimens , que par leur beauté. Vû
d’une certaine diftance, il furprend , mais
plus on en approche, plus l'admiration
diminue ; & elle finit tout à fait quand on
arrive à ce qu'on appelle /a Cour de Mar-
bre. Qu'’eft-ce qu’on y voit ? Les reftes du
petit & chetif Château de Verfailles, ainfi
que s'expriment les Hifloriens de Louis
XIII. qui l’a fait batir. On a eu beau le
décorer par les dorures de fon Toit: la
médiocrité de fon élévation & fon peu
d’étendue fubfiftent toujours. Il eft vrai
que le côté du Jardin * eft beaucoup
mieux , & d’une meilleure Archite&ure ;
* Cette Façade a 212 toifes de long,
SUR L'ARCHITECTURE. SS
mais n'eft-il pas trop uni, trop égal,
peut-être d’une ennuieufe uniformité ,
peut-être , fi l’on ofe parler ainfi, un peu
trop monotone ? Quelque magnifiques
que foient les détails du Jardin , ils n’em-
pêchent pas qu'on ne fente le peu d’agré-
ment de fa fituation. Quelqu'un a dit de
Verfailles , que c’étoit #7 Favori fans mé-
rite. La comparaifon eft jufte ; on a té-
moigné une grande prédileétion pour cet
endroit, & l’on n’en a fait qu’une belle,
mais trifte folitude , qui doit tout à l’Art
& rien à la Nature.
Il faut convenir que l’'Orangerie de
Ve:failles * eft un morceau d'une grande
confidération ; mais il eft plus eftimable
par fon étendue , fa belle difpofition &
la folidité de fa conftruttion, que par fa
décoration. Cependant tout y eft grand,
noble, male,quoiqu'extrèmement fimple,
& c'eft peut-être cette fimplicité qui en
# Elle eft d’Ordre Tofcan , & d’un goût exquis.
D iv
ç6 Essai
augmente le mérite. On prétend que ta
première idée de ce vafte Bâtiment , fut
donnée à Louis XIV. par le fameux Le
Nôrre, * ce célébre Créateur des plus
beaux Jardins. Son voiage en Italie éten-
dit fon heureux génie par la vûe des bel-
les chofes que ce Païs charmant préfente
aux yeux connoifleurs. Jufqu’à lui nous
avions eu des hommes capables de faire
de jolis Jardins pour des particuliers ,
mais très-peu de propres à en faire de
magnifiques. Le Jardin de Fontainebleau
commencé par Henri IV. & embelli par
le feu Roi, étoit prefque le feul qu’on
pût juger digne d'une Maïfon Roiale :
nous n'avions pas encore celui du Palais
des Thuilleries, que nous devons aux
grandes vûes du même Monarque , & aux
excellens deffeins de Le Nôtre. Quel mé:
rite n’y a-t-1l pas eu à faire un Jardin qui,
cd André Le Nôtre, né à Paris en 1613. mort en 1700. 1]
étoit Controlleur des Bâtimens du Roi, Deflinateur de fes
Jardins , & Chevalier de S, Michel.
SUR L'ARCHITECTURE $7
fans être d’une grande étendue, ne pré+
fente cependant aux yeux rien que de
grand ! Quelle nobleffe , quelle magnifi-
cence dans le Fer-à-Cheval qui le termi-
ne, & qui met à portée de découvrir d’un
même coup d'œil, tout ce beau Plant
qu'on appelle avec raifon Les Champs Eli-
fées ; la beauté de la Rivière ; celle du
Païs qu’elle arrofe , & ces agréables Cô-
teaux qui terminent l’horifon à la gauche
des Thuilleries !
Le mot que je viens de dire des Champs
Elifées,m'autorife, ce mefemble, àinfifter
fur les projets de leur Auteur, & à rap-
peller ce qu'il avoit imaginé pour la dé-
coration de Paris. M. Colbert eft celui qui
a fait planter Ls Champs Elifées , l'Etoi-
le, & les Allées du Roule en face du
Jardin des Thuilleries *. Toute la partie
gauche de ce beau Plant du côté de la
Rivière , a été achevée de fon tems; elle
* En 1670,
s3 Eiss at
fe r’accorde parfaitement à l’ancien Cours
qui eft le long de la Rivière , planté par
Marie de Médicis * | & replanté pendant
la Régence de M. le Duc d'Orléans ** :
on l'appelle aujourd’hui le Nouveau ou
le Perir Cours. L’intention de M. Colbert
étoit de planter la partie droite des
Champs Elifées de fymétrie avec la par-
tie gauche. Sa mort interrompit ce projet,
qui n’a point été fuivi. On a eu la négli-
gence de laiffler acheter ces terrains à
différens particuliers qui y ont bâti des
Hôtels magnifiques, avec de grands Jar-
dins qui donnent fur les Champs Elifées :
ce qui rend aujourd’hui l’éxécution de ce
grand deflein prefque impofñlible. On
pourroit cependant y fuppléer , fi on le
vouloit bien. Je dirai bientôt comment.
De plus , M. Colbert projettoit de pouf-
fer la grande Allée du milieu jufqu’à la
* En 1628.
** En 1723.
SUR L'ARCHITECTURE S9
Rivière , elle y va, à fort peu de chofe
près ; & de faire un Pont à cet endroit
de la Seine , avec un grand chemin planté
d’Arbres, qui auroit conduit à S. Ger-
main, où la Cour alloit fouvent en ce
tems là. Toutes ces Allées auroient don-
né dans le Bois de Boulogne, & s’y fe-
roient r’accordées. Toute la partie droite
en face du Bois de Boulogne , qu'on ap-
pelle Za Plaine des Sablons, auroit été
plantée , & cette partie avec le Bois de
Boulogne auroit formé un magnifique
Parc, dont le bout auroit été terminé en
Terrafle fur la Rivière, ainfi qu'on l’a
pratiqué, il y a quelques années , au Bois
de Vincennes, avec beaucoup de dépen-
fe & peu d'utilité. Encore n’a-t-on pas
mis la dernière main à cette entreprife :
çar ici, jofe le dire,
à : 2 ] ; avec La liberté
D'un François qui fcait mal farder la vérité,
Rac. Brit, A, 1, Sc. 2.
on forme de vaftes projets, on commence,
on D ms ©
Essxi
on va jufqu'à un certain point, & l’on
60
h’achéve rien ; témoin le Louvre , &c. *
Ce grand Chemin de S. Germain dont
je viens de parler, auroit joint une
large Chauffée plantée d’Arbres, qui en
montant infenfiblement, auroit conduit
à un magnifique Pont fur la Rivière,
d'une feule Arche, dont la Culée, du
côté de la Montagne , auroit été prefque
au niveau de la grande Efplanade qui
conduit aux deux Châteaux de S. Ger-
main : ouvrage qui auroit furpañlé ce
que les Romains ont fait de plus grand
en ce genre,
À l'égard du proïet formé par M. Col.
Bert pour la partie droite des Champs
Elifées , on pourroit y fuppléer, en laif-
fant même fubfifter les Hôtels. & Jardins
qui rempliffent aujourd’hui ce terrain. Il
ne feroit queftion que de fermer ces Jar-
dins par des Terrafles, des Foffés revêtus,
* Le Louvre, Urbis decus & orbis , s'il éroit achevé.
SUR L'ARCHITECTURE. 61
ou des Grilles de fer peintes en verdz
on en a ufé ainfi à Londres dans le Parc
de S; James, où cela fait un très-bon effet :
par ce moien la vûe ne feroit plus offuf
quée, & l’on jouiroit du fpeétacle de ces
Jardins , dont la plupart méritent les re-
gards & l'admiration du Public.
Qu'il me foit permis d'ajouter encore
une obfervation fur le Quartier des
Champs Elifées. On projette aujourd’hui
de placer la Statue Equeftre du Roi, dans
l'Efplanade qui eft entre ce beau Plant
d’Arbres & le Pont-Tournant des Thuil-
deries : cette opération coûtera peu &
fera bientôt confommée. Mais il feroit
bien à défirer que ceux qui préfideront
à l'Ouvrage, c’eft-à-dire, à la décora-
tion de l’Efplanade, vouluffent fe con-
former , autant qu’il leur feroit poffible,
au premier projet du Grand Colbert ; qu’ils
fongeaffent furtout à ne point aflujettir
le Pont qu'on doit faire fur Ja Rivière à
62 E;:$ s ANT
la Rue de Bourgogne , ce qui feroit un
alignement de biais ; mais plutôt à l’ali-
gner fur le milieu de la partie du Rem-
part qui aboutit à l’Efplanade , & qui ef
plantée d’Arbres. Il eft à remarquer que
l'Hôtel de feue Madame la Ducheffe fera
peut-être démoli , & qu’ainfi il eft inutile
de s’y aflujettir à préfent.
Après cette digreflion , que mon zèle
pour l’embelliffement de Paris rendra
peut-être excufable , je reviens à FOran
gerie de Verfailles.
Le Nôtre en donna au Roï un léger
craion ; & ce Prince qu’un heureux na-
turel conduifoit toujours à faifir le grand
& le beau , en fentit tout d’un coup le
mérite ; il l’adopta , il donna à fon pre-
mier Architette * le foin d’en tracer les
* Jules Hardouin Manfard , Chevalier de S. Michel , &
Surintendant des Bâtimens, Il mourut à Marly en 1708, I]
étoit neveu de François Manfard, Archireéte du Roi, né à
Paris en 1598. & mort en 1666. Les principaux Ouvrages
de celui-ci , font la Chapelle du Château de Frefne ; le Por=
&ail des Feuillans à Paris ; le Château de Maifons , qui eft un
SUR L'AÂRCHITECTURE. 63
mefures & le chargea de l'exécution. Je
tiens cette Anecdote d’un vieillard refs
petable , homme d’efprit & de goût, qui
me la conta dans ma première jeuneffe,
Il étoit d'autant plus crotable fur ce fait,
qu'il avoit vécu long-tems dans la plus
grande intimité avec le fameux Le Nôsre,
Il m'en dit encore une qui fait autant
d'honneur à ce dernier, qu’au grand Prin-
ce qui l'emploioit. Le Roi vouloit que
pour étendre le-Jardin de Verfailles, on
defféchat une efpéce de Marais qui étoit
en face : ce Marais étoit traverfé par un
Ruiffeau ; toutes les eaux du canton fe
rendoient en ce lieu, y féjournoient, y
entretenoient une humidité aufli défa-
gréable que mal faine. Deffécher totale-
ment cet endroit, étoit une opération
très-difhcile : on la tenta , on y emploia
Chef-d'œuvre d'élégance ; l'Hôtel de la Vrillière, aujour-
d’hui de Touloufe , près la Place des Viétoires ; l'Eglife de ta
Vifitation de Sainte Marie, Rue S. Antoine. François Marfzrd
éroit fort fupérieur à Jules Hardouin fon neveu.
64 Essar
bien des hommes , bien du tems & beau«
coup de dépenfe ; on avançoit peu. Le
Nôrre prit tout d'un coup fon parti en ha-
bile Homme; 1l dit au Roi: Sire , je croi ce
defféchement prefque impoffible. Si votre Ma-
jefté me lepermt , je ferai tout Le contraire. Au
lieu de m’obfliner a détourner ces eaux , je les
raffemblerai, jeles animerai, je Les ferai couler
& j'en formerai un beau Canal, Ce projet
frappa le Roi; il en vit toute la grandeut
& toute la fupériorité ; 1l en ordonnä
l'exécution ; & c’eft à ces deux heureux
Génies que l'on doit le magnifique Ca:
nal * qui termine aujourd’hui fi favora-
blement le Jardin de Verfailles.
Je pourrois encore remarquer dans ce
Palais, les Ecuries du Roi; je poufrois en
admirer la forme, l’étendue , la bonné
conftru@ion , mais j'aurois peu de chofes
à dire de leur décoration ; elle eft très-
fimple.
# Ce Çanal a 800 toifes de long , fur 32 de large.
Les
SUR L'ÂRCHITECTURE. 6$
Les difcuflions où je fuis entré fur
Verfailles , fur le Jardin des Thuilleries ,
fur les Champs Elifées , font des hors:
d'œuvre par rapport au deffein de four:
nir à mon ami des objets de comparai.
{on & d'inftruétion en matière d’Archis
teilure. I] eft tems de reprendre mes con:
verfations avec lui.
Nous nous rejoignimes à Paris. Je ne
me propofois pas de lui faire faire un
Cours détaillé d'Architecture ; outre que
je n'en {çavois pas aflez pour une fi gran-
de entreprile, je voulois feulement luÿ
faire remarquer ce que nous avions de
mieux en ce genre, & lui donner envie
d'y acquérir par la fuite une connoiffance
plus étendue.
Je le menai d’abord à Z4 Fontaine * des
*# La Fontaine des Innocens 4 été bâtie en 1550: L’Ars
chiteéture eft de Pierre Leftor, Abbé de Clagny , & la Sculp=
sure de Jean Goujon , ous deux François. Elle a été reftau=
rée en 1708. On y a placé l’Infcription fuivante, qui eft du
fameux Santeuil ,
Quos duro cernis fimulato marmote fluëlus ,
Hujus Nympha loci credidis effe fuos,
66 A
Innocens ; je lui en fis obferver la belle
forme , l’élégante fimplicité , la légèreté
de fon Architecture, la délicateffe de fes
Pilaftres , l'agrément de fes Bas-reliefs ,
& la fineffe de leur exécution. Je ne m’a-
mufai point à lui en faire l’hiftoire , elle
fe trouve dans les Defcriptions impri-
mées de la Ville de Paris ; ÿ y renvoiai
mon ami, & j'en ufai ainfi à l'égard des
autres morceaux d'Archite@ture que je
lui fis voir. IL étoit queftion de l’intéreffer
aux beautés de l’Art, non de lui appren-
dre comment , par qui & par quelles voies
les monumens de l’Archite&ure moderne
fe font multipliés dans Paris.
Je ne ie conduifis point à ja belie Fontai-
ne du célébre Bouchardon *, qui eft dans le
Fauxbourg S. Germain. Quelques beau-
tés que j'euffe pû lui faire remarquer dans
cet excellent morceau, comme les Sculp-
* Bâcie en 1739. fur les Defleins & la conduite d'Edme
Bouchardon , né à Chaumont en Baffigny.
SUR L'ARCHITÉCTURE. G
tures en font le principal mérite ; & qué
l'Architeéture n’en eft que l’accefloire ,
cela n'alloit point affez à mon objet. Il
nous feroit arrivé feulement de déplorer
le malheur de la fituation de ces deux
Fontaines (celle des Znnocens & celle
de la Rue de Grenelle). De part & d’au«
tre, rien de plus défavantageux.
Je le menai voir le magnifique Portail
de l'Eglife de S. Gervais * ; il en admira
l'élévation , la folidité , la noble conf
truction ; les belleS proportions. Nous
regrétämes feulement qu'il n'y eût pas
devant ce Portail affez détendue & de
reculée, pour que les yeux de ceux qui
le regardent puflent en embrafler plus
aifément tout l’enfemble: Nous eûmes
fouvent occafion de former les mêmeé
regrets à l'égard d'autres Bâtimens enco=
re plus confidérables.
* Jla été bâti par Jacques de Broflé , Frañçois , en 1616.
C'eft le même Architeéte qui a conftruit le Palais du Lus
zembourz , l'Acquéduc d’Arcueil , &c,
E j
68 Lsisii
Nous n’allämes point, mon ami & moi,
à S. Sulpice , pour y voir le Portail * bâti
par le Chevalier Servandoni Florentin ,
Peintre & Architette. Quelque confidé-
rable que foit cet Ouvrage, comme 1l
n'eft point achevé, nous n’aurions pû en
porter un jugement arrêté. Nous aurions
feulement gémi , comme à S. Gervais , du
peu d’efpace qu'on a pour voir, comme
il faudroit, cette magnifique & immenfe
fabrique. Il n'y a pas d'apparence qu’on
puifle remédier fitôt à cet inconvénient.
LE PALAIS DU LUXEMBOURG **
ne pouvoit nous échapper. Cette belle
Maifon, dis-je à mon ami, eft du célébre
Jacques de Broffe, qui a conftruit le Por-
tail de S. Gervais. Il a voulu que ce Por-
tail annonçât , par fa magnificence , un
Temple refpettable & la majefté des
objets qui y conduifent. Il a voulu, en
* Ce Portail a été commencé en 1733. pendant que
M. Languet de Gergy étoit Curé de cette Paroifle,
#* Commencé en 1615. achevé en 1620
sus L'ARCHITECTURE. 69
conftruifant Ze Luxembourg , que ce füt un
Palais digne d’être habité par une grande
Princefle. C'eft pour Marie de Médicis
qu'il la bâti. Cette Princefle Italien-
ne avoit pù prendre dans fon Païs
des idées de la grande Archite&ure qui y
régne ; elle étoit magnifique, elle étoit
Régente en France; ainfi l’habile Archi-
tette n’a rien négligé pour la fatisfaire.
On trouve dans ce Palais de l'étendue ;
de la folidité & de la nobleffe.
Allons, dis-je à mon ami, voir un au:
tre Palais, bâti par un autre Archite&e
& pour une autre Princeffe. Je crois que
vous ne le trouverez pas inférieur à ce-
lui-ci. Je le menai aux Thuilleries. Vous
n'avez encore vû, lui difois-je en che-
min ; que trois chofes qui puiflent vous
fervir d'objets de comparaifon ; favoir
une jolie Fontaine , un beau Portail
d'Eglife , une magnifique Maifon pro-
pre à loger un Prince : nous allons voir
E ii
7Q - Essar
préfentement un Palais digne d'un grand
Roi.
CATHERINE DE Méprcis, qui pour
lors étoit à peu près dans la même fitua-
tion où Marie fe trouva depuis, le fit
bâtir *, & fe fervit pour cela du célébre
Philbert de Lorme**, qui le premier, comme
on a dit, dépouilla l’Architeëture de fes
habillemens Gothiques , pour la revêtir
de ceux de l’ancienne Grèce. Catherine
aimoit les Sciences & les Beaux Arts,
elle fit un mauvais ufagé des Sciences ,
en donnant dans l4/frologie judiciaire 3
mais elle fit fleurir les Arts en France.
Elle laiffa à fes enfans qui, après elle-
même & l'envie de régner, étoient Îes
objets les plus chers à fon cœur, Fhabi-
tation du Louvre, qui, dans ce tems-là,
# J1 fut commencé en 1564.
**_ Philbert de Lorme, néà Lyon , x vêcu fous les Régnes
_dHexri Il. de FraNÇors IL, & de CHanzes IX: 1la beau-
coup travaillé au Louvre , au Palais des Thuilleries , au Ché=
geau d’Anet , à celui de S, Maur , &ics Li mourut en/1577e
SUR L'ARCHI'MECTURE.
n'étoit pas à beaucoup près aufli confi-
dérable qu’elle l’eftaujourd’hui. Cacherine
imagina de bâtir pour elle un nouveau
Palais qu’elle pût habiter avec fa Cour;
ce Palais, qui eft celui des Thuilleries ,
devoit être plus étendu que nous ne le
voions aujourd’hui ; j'en ai vû d'anciens
Plans gravés ; il devoit être accompagné
de Cours latérales , de Bafle-Cours , d'E-
curies fort vaftes. La Reine n’acheva
point ce qu'elle avoit commencé ; elle fe
dégouta des Thuilleries fur une prétendue
prédiétion de fes Aftrologues ; elle aban-
donna ce deflein, & fe fit conftruire un
autre Palais * près de S. Euflache, Maifon
trifte & bien inférieure à celle qu’elle
quittoit. Nous l'avons connue fous le
nom d'Hôtel de Soiffons , on vient de la
démolir, & il n’en refte que la Colonne
érigée aufli par La Reine Catherine , pour
y faire des Obfervations Aftronomiquéss
* Par Jean Bullant , en 1572
E iv
72 ESSNI
Cette Colonne appartient aujourd’hui à
la Ville *, peut-être la démolira-ton par
la fuite , quoiqu’elle méritât d’être con-
fervée & reflaurée ; on en pourroit faire
une Fontaine publique.
Pour revenir au Palais des Thuilleries ;
la Princeffe , dont nous venons de parler,
p'acheva que ce qui fe voit préfente-
ment, & qui confifte dans le gros Pavil-
lon du milieu, les deux corps de Logis
contigus, & les deux Pavillons qui les
terminent. Tout le refte ne fut point
commencé ; encore ce que Catherine de
Médicis acheva, n’avoit-il pas toute la
magnificence & tout l'exhaufflement qu’il
a aujourdhui.
Louis XEV. toujours grand, y fit faire
des embelliffemens confidérables ; ** il
Jexhauffa de l'Attique qui y régne par-
* En 1750. cette Colonne a été achetée & confervée par
les foins de M. de Bernage , Prevôt des Marchands.
** En 1664. fous le Miniftère de M, Colbert , & fous la di-
geétion de Louis Le Pau , & de François d'Orbay fon Elève.
SUR L'ARCHITECTURE. 73
tout , & fit ajouter un troifième Ordre au
Pavillon du milieu & aux deux latéraux,
ce qui y donne un grand air de noblefle.
On y admiroit autrefois un fuperbe Efca-
lier à deux rampes, qui occupoit le milieu
du Bâtiment. C’étoitun Chef d’œuvrepar
fa légèreté, par fa folidité, par le traithardi
& la coupe des pierres ; mais au tems de
la grande reftauration que fit faire Louis
XIV. à ce Palais, on trouva que cet Ef-
calier ôtoit à ceux qui entroient , la vûe
du magnifique Jardin dont on avoit déja
l’idée. On le détruifit, & l’on fit celui
que nous voions , fort beau dans fa ma-
nière , & qui n’offufque rien.
Les Appartemens du Palais des Thuif.
leries furent confidérablement embellis
de Peintures , de Sculptures, de Dorures.
On y emploia les plus habiles Maîtres
de ce tems-là, & il y en avoit beaucoup.
Les Rois n’ont qu'à vouloir, ordonner,
protéger, encourager & récompenfer,
4 E-s s Ar
ils né manquéront jamais d’habiles gens
en tout genre. Mais notre objet aujour-
d’hui n’eft pas d’entrer dans cès détails,
Ne parlons que d’Archireëlure ; & encore
n'en parlons que ttès-fuccinétement, s’il
eft poflible,
Difons donc que le Palais qui, du côté
du Jardin, n'avoit, avant fes augmenta-
tions, qué les trois corps de Bâtimens
dont nous venons de parler , formoit un
tout enfemble bien proportionné. Ce
n’étoit, à proprement parler, qu'un béau
Château. On a voulu laugménter ; on y
a ajouté deux grands corps de Bâtimens,
& deux gros Pavillons latéraux extrème-
ent exhauflés : qu’en eft-il arrivé ? Ces
nouveaux Bâtimens paroiflent d’une for-
. me Coloffale, &écrafent, pour ainfi dire,
les anciens qui, dans leur premier état,
fe trouvoient ifolés, & ne préfentoient
rien que de très-élégant, de très-fin & de
très-agréable, L’œil pouvoit embrafler
sUR L'ARCHITECTURE. 7$
le tout enfemble, avec la plus grande
fatisfation,
Il eft vrai qu'aujourd'hui la face * de
ce Palais, du côté du Jardin , eft beau+
coup plus étendue & qu'elle impofe,
mais les Accefloires nuïfent aü principal ,
& s’y r'accordent mal: Phubere de Lorme
s’en feroit peut-être mieux acquitté. Pour
excufer ces augmentations qui paroiffent
monftrueufes, on pourroit dire qu’on y
a été engagé par le defir de conférver le
plein-pied des Appartemens du premier
étage de l’ancien Château , avec celui de
la grande Galerie qui eft en retour le
long de la Rivière.** Cette longue Gale-
rie a été bâtie fous différens Roïs , & elle
weft pas d'une Architeéture uniformes
mais, malgré fes irrégülarités, elle ne
laifle pas de former un tout enfembie
d'une magnificence & d’une étendue qui
* Cette façade à 168. toifes de long.
“* Cette Galerie a 221, toifes de long.
"6 Essai
ne fe trouvent dans aucun Palais. Elle
joint ce qu’on appelloit autrefois , & mal
à propos, le Wieux Louvre. C’eft de ce
grand objet que je dois préfentement
parler.
Nos Rois avoient un ancien Palais
dans l'emplacement où eft fitué aujour-
d’hui le Louvre. C’étoit un amas confus
de Tours & de Bätimens Gothiques, fans
ordre & fans fymétrie. François I. le
Pere & le Reftaurateur des Sciences &
des Beaux Arts en France, avoit attiré
d'Italie d'habiles Attiftes en plufieurs
genres ; il s’en étoit fervi à embellir l’an-
-cien & vafte Château de Fontainebleau ;
il conçut le deflein de fe faire dans fa
Capitale une habitation digne de lui &
d'elle. En 1528. il commença par faire
démolir la plus grande partie de l’ancien-
ne ; il fit jetter les fondemens fort foli-
des d’une partie de la nouvelle ; mais il
avança peu.
SUR L'ARCHITECTURE. Ÿ7
Henri II. fon Fils & fon Succefleur ;
Prince voluptueux & magnifique , reprit
en 1548. l'Ouvrage commencé ; il l'é-
tendit & l’embellit beaucoup ; il y em=
ploia Pierre Lefcor, Abbé de Clagny,
Architecte François, qui ne fit point re-
gretter les Italiens. C’eft-là que je con-
duifis mon ami.
Après avoir parcouru plufieurs Rues
qui ne donnent pas à ce Palais un abord
favorable , nous nous arrêtämes à la pe=
tite Place qui eft au bout de la Rue Fro-
menteau, & vis-à-vis celle des façades
du Louvre, par laquelle on y entre le plus
ordinairement. Mon ami la trouva plus
folide que magnifique. Je voulois exprès
le conduire par dégrés, en commençant
par le moins pour aller enfuite au mieux,
& finir par le plus parfait.
Nous entrâmes dans la Cour du Lou-
yre, par le beau veftibule à Colonnes qui
y conduit. Je le fis remarquer à mon ami.
78 Essaï
Ce Veftibule, lui dis-je, a été bäti fous
Louis XIII. par Jacques Le Mercier ; on
prétend qu'il eft imité de celui que le
célébre Michel. Ange Buonarroti * a conf-
truit à Rome pour le Palais Farnèfe. Mon
ami le trouva bien. Nous tournâmes à
droite dans la Cour, & là, je lui fis faire
attention à l'élégance de l'Architecture **
qui décore cette portion du Bâtiment. Il
admira la fineffe & la belle exécution des
ernemens de Sculpture *** dont elle eft
fort enrichie. Ceci eft du Régne de
Henri IL.
. La portion qui eft d’équerre avec celle-
ci, & dont la face extérieure donne fur
ia Rivière , a été continuée fur le même
deffein par les Rois fuivans, & étroit
reftée imparfaite. La partie qui eft à la
gauche du Veftibule par où nous étions
entrés, tant du côté du dehors que de
# Né à Florence en 1474, mort à Rome en 1564.
#* Par l'Abbé de Clagny,
#** Par Jean Goujon,
SUR L'ARCHITECTURE. 79
celui de la Cour , a été conftruite fous le
Régne de Louis XIII. ainfi que ce Vefti-
bule , & continuée en retour d’équerre.
Louis XIV. qui avoit la noble &
louable ambition de faire mieux que fes
Prédéceffleurs, voulut achever ce fuperbe
Edifice fur un deffein encore plus beau
& plus grand. Il fit continuer ce qui ref-
toit à faire pour rendre la Cour du Louvre
plus vafte & exaétement quarrée. Il ap+
pella d'Italie le fameux Cavalier Bernin*,
Peintre, Sculpteur & Architeéte du pre-
mier ordre. Celui-ci donna plufieurs
deffeins différens pour l’achevement du
Louvre ; & un François l’'emporta encore
cette fois fur l'Italien.
Un célébre Médecin de l’Académie
Roiale des Sciences, M. Perraulr **,
* Jean-Laurent Bernin , né à Naples en 1598. mort à
Rome en 1680.
** Claude Perrault, né à Paris en 1613. mort en 1688,
âgé de 75 ans, a traduit Vitruve ; il a donné les deffeins de
la Colonade du Louvre , de l’'Obfervatoire de Paris , de la
Chapelle de Sceaux , de l'Arc de Triomphe du Fauxbourg
80 Essaiï
préfenta fes defleins qui, avec raifon ;
furent préférés & acceptés par le Roi $
ce Prince, toujours guidé par le goût
naturel qu'il avoit du beau, du noble,
de l’excellent , fentit toute la fupériorité
de ce magnifique projet: En conféquence
on commença * par continuer les deux
Aîles latérales fur le même Plan des au:
tres , & à peu près de la même décora-
tion extérieure. Seulement on les ex:
hauffa d’un troifième Ordre plus élevé
que J’Attique qui régne fur toutes les
parties du Louvre conftruites antérieu:
rement , & cela pour donner plus d’élé-
vation & de nobleffe à ce beau Bâtiment;
faut par la fuite à en faire autant partout.
Ces nouvelles parties , comme vous
S, Antoine , dont on a détruit le modèle en 1716. Les fon-
demens en avoient été jetés en 1670. & le Bâtiment élevé
jufqu'à la hauteur des Pieds-d’eftaux des Colonnes. Tout ce
qui étoit au-deflus n’éroit que de plâtre & pour fervir de
modéle,
* En 1665. fous le Minifkère de M, Colbert, On ceffa d’f
#ravailler en 16704
VOIEZ s
SUR L’'ARCHITÉCTURE. 81
voiez, ne font ni achevées ni couvertes
entièrement: |
Mais où M. Perraulr fit voir l’éteridué
& l'élévation de fon beau génie , ce fut à
la façade extérieure du Louvre Qui re:
garde S. Germain l’Auxerrois. En effet ; où
peut-on trouver plus de noblefle, plus
d'élégance, plus de magnificence, que
dans la fuperbe Colonnade * qui décoré
cette façade ? Tous les ornemens de
Sculpture qui y font répandus avec au>
tant de fagefle que de richeffe ; ne font
pas tous finis ; mais on peut afément ju-
ger par ceux qui le font à peu près ; de
ce que feroit devenu le refte ; fi l’on eût
mis la dernière main à cet Ouvrage.
Quel heureux effort de génie; d’avoir
réduit cette grande Décoration à un feul
Ordre ! * Que cela lui donne de majefté!
* Elle a 87 toifes & demie de longueur.
Ka Roegia folis erat fublimibus alta Columnis:
Ovibx , Metam. L. 4, €, À;
F
82 Essa1x
Quelle idée n’offre-relle pas du Palais
qu’elle annonce ; de celui pour qui on
l’a bâti ; & de celui qui l’a imaginée !
Malheureufement ces belles entreprifes
furen® arrêtées. Une longue guerre, des
changemens dans le Miniftère, la mort
de M. Colbert , & peut-être plus que tout
cela , le goût que Louis XIV. prit pour
Verfailles, & les grandes dépenfes qu'il
y fit, en furent caufe. Si ce Palais eût été
achevé felon les idées de M. Perraulr,
quel eft le Souverain qui pourroit fe
vanter d’avoir une habitation compara-
ble à celle-ci ? Tous les Etrangers, tous
les Voiageurs Curieux & Connoiffeurs ,
conviennent qu'ils n’ont rien vû qui en
approche, & que l'Italie qui renferme
tant de beaux Edifices, n’a rien qui ne
lui foit inférieur. À peine la Grèce &
l’ancienne Rome pourroient-elles le lui
difputer. Il exifta peut-être des Bâtimens
plus remarquables par leur grandeur &
SUR L'ARCHITECTURE. 83
par leur élévation ; mais ce n’eft pas
un énorme amas de pierres qui fait le
prix d'un Edifice ; c'eft la beauté de fa
forme & la juftefle de fes proportions.
Ne quittons pas encore cette Colon:
nade , me dit mon ami, à qui elle caufà
la plus grande admiration : éloignons-
nous pour la mieux voir, & pour jouir
agréablement du tout enfemble: Mais
quelle fut la mortification que nous ref:
fentimes , quand nous apperçûümes tout
ce qui s'oppoloit à nos plaifirs ! Nous
vimes avec douleur qué ce maghifiqué
Edifice étoit offufqué par dé vilaines &
chétives Maifons , qui en dérobent à 14
vûe les plus confidérablés parties: Il eft
vrai que, fi on l'eût achevé, ces indignes
Bâtimens n’auroient pas fubfifté, & qu’on
nen verroit pas d’autres placés aujour-
d'hui jufques dans le milieu de lä Cour.
Rien de plus facile au refte que de les
fupprimer, puifque tout le terrain qu’oc-
F ij
84 Es STAI
cupent ces miférables eonftructions ap-
partient au Roi. Efpérons d'une longue
paix que nous devons à un Monarque
fage & modéré, quoique vainqueur ;
efpérons de fon goût noble & grand, des
bonnes intentions & de la prudente ad-
miniftration du bon Citoien * à qui 1l a
confié la Direétion générale de fes Bâti-
mens ; de la façon de penfer élevée du
Miniftre ** qui a aujourd’hui le Dépar-
tement de Paris, que le tems viendra où
les bons François & les Habitans de cette
Capitale , qui fe font toujours diftingués
par un zèle ardent pour leurs Souverains,
auront le plaifir de voir achever un Pa-
lais digne d’être habité par ceux qui fe-
ront toujours l’objet de leur refpett & de
leur amour. Hélas ! il y a eu un mo-
ment *** , qui n’eft pas encore éloigné,
* M. LE NORMAND DE TOURNEHEM.
** M. Le Comte D'ARGENSON.
*** Le Roi avoit donné l’ordre d'achever Île Louvre,
D'autres opérations ont fufpendu l'exécution de ce beau
projet ; efpérons qu'on le reptendra,
SUR L'ARCHITECTURE 8$
où ils ont cru pouvoir s’en flatter : qu'il
revienne , & 1ls feront contens.
Suppofons, premièrement, que l’on
achevât le Louvre ; fecondement , que
l'on. fit au Palais des Thuilleries les aug-
mentations convenables & néceffaires ,
tant du côté de la Cour des Princes que
de celle des Suifles , fans cependant exi-
ger qu’on continuât du côté de la Rue
S. Honoré une Galerie pareille à celle
qui eft du côté de la Rivière. Cette nou-
velle Galerie feroit totalement inutile ,
& jetteroit dans des dépenfes trop confi-
dérables. L’efpace contenu entre ces deux
Galeries feroit trop vafte : le Louvre &
le Palais des Thuilleries fe joignent & fe
communiquent par la Galerie qui eft du
côté de la Rivière , cela fuffit.
Suppofons, troifièmement, que les Rois
habitaffent quelquefois Paris , ou y fiflent
leur principale réfidence ; en ce cas, qui
peut arriver dans la fuite des tems, ne
F ii
86 CAE DE 2 D
feroit-il pas bien convenable qu’on tà-
chât aujourd'hui d'achever de planter Les
Champs Elifées , anfi qu'on le propofe ?
Cet arrangement procureroit à l’habita-
tion principale des Rois, un ornement
bien digne de ieur magnificence & de la
grandeur de la Ville Capitale de leur
Roiaume.
Qu'on nedife point: Les Rois n’habite-
ront jamais Paris & le Louvre ; que fçait-
on ? plufieurs Rois s’y font plû ; la mê-
me chofe ne peut-elle pas encore arriver?
Henri IV. s'y plaifoit beaucoup. Il s’en
falloit bien dans ce tems-là que Paris &
le Louvre fuflent aufli magnifiques qu'ils
le font aujourd'hui. Perfonne n'ignore
cette petite Anecdote. Ce grand Prince
fe faifoit un jour un plaifir de faire voir
les Appartemens du Louvre qu'il avoit
embellis, à un Ambaffadeur d'Efpagne
arrivé depuis peu à fa Cour : il le con-
duifit partout ; il demanda enfuite à
SUR L'ARCHITECTURE. 87
PAmbaffadeur ce qu'il en penfoit, & fi le
Palais de Madrid étoit plus beau ? L’Am-
baffadeur en Courtifan loua tout , mais
en Efpagnol prévenu pour fon Païs, il
ajouta que le Palais du Roi fon. Maître
étoit fupérieur. Attendez M. l’Ambaffa-
deur , lui dit le Roi, & le menant fur le
Balcon qui eftau bout de la Galerie du
Louvre , qu’on appelle aujourd’hui Le
Galerie d' Apollon * , regardez , lui dit-1},
votre Maître a-t'il au bout de fon Palais
une Rivière & une Ville comme celle
que vous voiez d'ici? L’Ambañladeur fe
tût & refta dans l’admiration. Que fe-
roit-ce aujourd’hui, que cette Rivière &
cette Ville font fi confidérablement em-
bellis par les plus beaux Quais , les plus
beaux Ponts & les plus beaux Bâtimens
qui y ont été conftruits depuis ce tems-là
& qui augmentent tous les jours £
Quand il a été queftion de former une
* Embellie par Louis XIV,
FE iv
88 E s.s A:
Piace pour y ériger une Statue Equeftre
du Roi, un jeune Architeéte * préfenta
un Projet qui attira l'attention des Con-
noifleurs ; ce jeune homme plein de gé-
nie **, de talent & de goût, étoit déja
connu , furtout par un beau Projet pour
la réédification de l'Hôpital & de l'Eglife
des Quinye-vingrs : Projet qui fut admiré
de tout le monde , & qui cependant n'a
pas été exécuté.
Le Plan qu'il donna pour la conftruc-
tion de cette Place, avoit encore l’avan-
tage de concourir avec l'achévement du
Louvre. Un côté de la Place qu'il ima-
gina pour la Statue Equeftre , auroit été
formé par la belle Colonnade de M. Per-
reult ; un autre par le Quai fur la Riviè-
re ; un troifième vis-à-vis de ce dernier ,
par un magnifique Hôtel de Ville; enfin
le côté en face de la Colonnade auroit
* Le Sieur Laurent Deflouehes , de Paris.
** Ces trois chofes font bien remarquables dans un Ar=
tifle, Le Génie invente, le salens exécute , le goét choifit,
Vitur + : :
SUR L'ARCHITECTURE. 89
contenu des Hôtels pour le Grand Con-
Jeil , pour la Monnoie , pour Les Pofles ,
pour le Garde-Meuble du Roi, &c. Une
Rue fort large fe feroit trouvée vis-à-vis
la grande Porte du Louvre, & auroit
abouti dans la Rue des Prouvaires. Il eft
vrai que pour donner à cette Place l’é-
tendue qu’exigeoit la magnificence des
Bâtimens qu’elle auroit contenus ; on fe
{eroit trouvé dans l’indifpenfable nécef-
fité de démolir l’Eglife de S. Germain
l’Auxerrois ; mais on l’auroit rebätie , &
mieux qu’elle n’eft, dans l'endroit où eft
aujourd’hui l'Hôtel des Monnoies , dont
les Bâtimens font indignes de la Capitale
du Roiïaume. Cette Eglife de S. Germain
auroit été conftruite fur les fonds des
Economats , ainfi qu’on en a ufé à l’éy
gard de la nouvelle Paroiffe de Verfail-
les, & par cêét arrangement il n'en eût
rien coûté au Roi ni à la Ville.
Pour ce qui regarde la Place même,
99 K'sis ar
deftinée à la Statue Equeftre , elle auroit
exigé bien moins de dépenfe que beau-
coup. d'autres projettées à d’autres en-
droits , puifque le côté formé par la Co-
lonnade du Louvre eft bâti ; qu’on auroit
laiflé le côté du Quai ouvert comme il
cft, & qu’il ne feroit refté que deux cô-
tés à bâtir. Quels avantages d’ailleurs
dans la fituation & les accompagnemens
de cette Place ! Ceux qui feroïent venus
du Fauxbourg S. Germain dans la partie
de la Ville qui eft au nord de la Rivière,
en pañfant fur le Pont-Neuf auroient ap-
perçû tout d'un coup la fuperbe Façade
du Louvre. En traverfant la Place, ou
en Ja iongeant du côté du Quai, ils au-
roicnt découvert le nouvel ÆHôrel de
Ville & les beaux Bâtimens qui auroient
achevé de la former. Il n'eft pas aifé
d'imaginer un coup d'œil plus fatisfaifant.
Tous ceux à qui le jeune Architette
fit voir fon Projet , en furent enchantés ;
SUR L'ÂRCHITECTURE. 91
quelques-uns trouvèrent feulement que
la dépenfe en feroit encore trop forte ;
pour y obvier , il propofa de ne nettoier,
devant le Louvre, que l'emplacement
contenu entre la Colonnade & le Portail
de S. Germain l’Auxerrois , fauf à l’ache-
ver, le reftaurer, oue cacher par un
autre Portail de meilleur goût , comme
on a fait à S. Gervais. Ses projets furent
admirés de tout le monde, & on ne les
accepta pas ; on projetta plufieurs autres
Places dans différens endroits du Faux-
bourg S. Germain ; aucun de ces deffeins
n’a eu lieu ; & enfin on s’eft déterminé,
comme je l'ai obfervé plus haut, à placer
la Statue Equeftre du Roi dans l'Efpla-
nade des Champs Elifées, en face du
Pont-Tournant des Thuïlleries. La forme
& la décoration ne font point encore dé-
cidées. La fituation en eft avantageufe à
bien des égards ; on peut y faire du beau,
pourvû qu'on n'y fafle point top de
92 Es:s A1
Bâtimens , ce qui ôteroit la vûe d’uñ des
plus beaux endroits qu'il y ait dans le
monde connu: Cependant il faut con-
venir que la Place projettée devant Le
Louvre auroit eû l’avantage d’être dans
la Ville, & au milieu d’un de fes plus
beaux quartiers # avantage que l’autre
place n'aura pas , puifqu’elle fera au-de-
hors,
Nous terminämes là notre courte pro-
menade & nos longues converfations. Je
n’entrai, comme on a vû , avec mon ami
dans aucun détail fur les trois articles
que nous traitâmes ; je ne lui préfentai
que quelques objets. Je lui indiquai ,
avant que de nous féparer, les Livres
dans lefquels on trouve ces détails ; je
lui confeillai de les lire quand il en au-
roit le loifir ; 11 me le promit & nous
nous quittämes. À quelque tems delà
nous nous rejoignimes ; mon ami avoit
beaucoup lû , beaucoup vüû 3 il avoit
SUR L'ARCHITECTURÉ. 93
réfléchi & comparé ; je ne fus point
étonné de le trouver Connoiffeur. Ce me
fut une nouvelle preuve de ce que j'ai
ofé avancer dans mon Avertiflement,
qu'avec quelques difpofitions naturelles,
de l’application , de la réflexion, & en
comparant, on pouvoit acquérir bien
des connoiffances en ces matières.
On le peut, je l'effaie ; un plus Sçavant le faffe.
LA FONTAINE, L.2.Fab. #.
FIN,
2: 18 ee VÉ sat" I nMRRNE